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La Boite Alerte
Frédéric Aribit
En attendant Godard
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Les surréalistes tenaient l'histoire du 7ème art comme celle d'un immense rendez-vous manqué avec la modernité artistique. Éternel grain de sable dans l'industrie cinématographique, Godard plus que quiconque, avec sa face de Pierrot lunaire et son ahurissante élocution qu'il est si facile d'imiter mal, leur offre, film après film, un assez cuisant démenti. Avec lui, en effet, ce n'est pas, navrant psittacisme qui en est trop souvent l'ordinaire, en montrant ce qu'elle montre que la caméra révèle sa sidérante acuité. C'est au contraire en montrant, grâce à ce qu'elle montre, ce que l'on ne voit pas. Ce qui se trouve toujours au-delà ou en deçà de la surface des choses, dans ces zones improbables où elles entrent en contact. Disons-le avec Klee : chez Godard, le cinéma ne reproduit pas le visible, il rend visible. Par un sens inouï du montage, par des effets de collage (tiens, Ernst) d'images ou de sons, de télescopages inattendus, de cadrages improbables…, Godard traque l'invisible du monde, soit la matière même, mais impalpable, de ce qui se passe sans qu'ils le sachent eux-mêmes entre deux êtres qui se rencontrent et qui par exemple déjeunent à Beaubourg (désir, mépris, méprise, et tout la gamme plus ou moins salée des rapports humains…), entre les choses et les êtres aussi (les livres, les lieux, une bouteille de Coca-Cola…), entre les savoirs (mathématiques, psychanalyse…), les idéologies (Moscou, Cuba, la Chine…), les disciplines (cinéma, littérature, musique, mode…), les genres (polar, essai, pamphlet…), les esthétiques, que sais-je, le tout pris dans l'improbable maelström des jours qui se bousculent, et où parfois il arrive aussi, c'est vrai, qu'on aille au cinéma. Quant au scénario, quant à la sacro-sainte “histoire du film”, quant à l'illusion cinématographique…
Dans “Le Grand escroc” (1964) : “Pourquoi me filmez-vous comme ça ?
- Je ne sais pas… parce que je cherche quelque chose de… la vérité”.
Bien entendu, noter le “comme ça” qui change tout.
Mais alors, comment filmer tout “ça” ?... Difficile en fait d'embrasser d'un même regard l'ensemble des œuvres de cet insatiable touche-à-tout de Godard. Leur nombre même découragerait. À peine y devine-t-on rétrospectivement, et sans trop forcer le trait, quelques tendances successives qui permettent de parler, comme chez un autre qui n'était pas en reste en matière d'expérimentations en tous genres, de véritables “périodes”. Roses, d'abord. Car chez lui, ces périodes semblent toutes évoluer au hasard des femmes qu'il rencontre, qu'il désire, qu'il aime, qu'il quitte ou qui le quittent (Anne Colette, Anna Karina, Anne Waziemsky, Anne-Marie Miéville, Myriem Roussel), dans les affres d'un dernier demi-siècle qui n'en a pas encore fini de dénombrer ses tragédies (versant noir). Même de nationalité suisse, naître en 1930 (3 décembre) a de quoi légitimement prédisposer à certaines inquiétudes. “Vous savez que le manifeste du Parti Communiste a été publié la même année qu'Alice au Pays des Merveilles”, observe un des personnages de Hélas pour moi (1991).
C'est d'abord jeune étudiant en lettres et sciences que Godard rencontre le cinéma. En marge des cours de l'Institut de filmologie de la Sorbonne, il se rend très souvent au Ciné-club du Quartier Latin, où il fait la connaissance de Rohmer, Truffaut et Rivette, lequel l'invite à participer à La Gazette du Cinéma qu'il a créée. Deux ans plus tard, en 1952, il signe un premier article dans les Cahiers du Cinéma, sous le pseudonyme de Hans Lucas. Parallèlement, Godard s'essaye à quelques réalisations, des courts-métrages soutenus par le producteur Pierre Braunberger. Il y met patiemment au point son art du montage, comme dans Une Histoire d'eau, réalisé avec Truffaut (Truffaut filme les inondations de 1958 et Godard monte et commente). De fait, réflexion théorique et expérimentation pratique vont d'emblée aller de pair, chacune nourrissant l'autre, l'anticipant, la contredisant, ce qui permet à Godard de mesurer ses propres intuitions en questionnant l'œuvre des grands maîtres (Frank Tashlin, Alfred Hitchcock, Nicholas Ray, Ingmar Bergman, Anthony Mann, Douglas Sirk, Fritz Lang, Boris Barnet, Roberto Rossellini, Jean Renoir, Jean Rouch…) : de cette nécessité conjuguée de ce qu'il appelle “l'art et la théorie de l'art”, soit un cinéma qui montre et simultanément s'interroge sur ce qu'il montre, il ne se défera plus. Avec Charlotte et son Jules, Godard a fini d'inventer son premier alphabet. À bout de souffle (1959) peut voir le jour, et lancer le clap sur une des œuvres les plus insaisissables du cinéma.
À bout de souffle, donc. On connaît l'histoire. Tourné avec un budget dérisoire, dans des décors naturels, le film s'avère trop long au montage, et Godard a l'idée saugrenue non pas de couper des scènes entières, mais de couper à l'intérieur même des scènes. Regards face caméra, juxtaposition sèche des séquences sans fondus-enchaînés, le film brave tous les interdits du cinéma classique, et devient illico le manifeste esthétique de toute une génération. La Nouvelle Vague déferlera pendant dix ans. Une femme est une femme, Vivre sa vie, Le Petit soldat (sur la guerre d'Algérie, aussitôt censuré…), Les Carabiniers, Alphaville, Pierrot le fou, Masculin-féminin… En 1963, Le Mépris, d'après Moravia, s'attarde sur les courbes affolantes de Bardot, tout en mettant symboliquement en abyme, par le biais de Fritz Lang dans son propre rôle, la rupture esthétique avec l'ancien cinéma. Godard s'implique également dans des films à sketches et des œuvres collectives : Les Sept péchés capitaux (avec De Broca, Chabrol, Demy…), Rogopag (avec Rossellini, Pasolini et Gregoretti), Paris vu par… (avec Rohmer, Rouch, Douchet…), Le Plus vieux métier du monde (où Anna Karina fait sa dernière apparition à ses côtés), et invente une forme nouvelle, qui cherche un fragile équilibre entre documentaire et fiction (2 ou 3 trois choses que je sais d'elle).
Mais impossible de garder les yeux ouverts sur son époque sans s'inquiéter de tout ce qui remue en elle. Certes, Godard s'est déjà intéressé à la guerre d'Algérie, à la misère sociale, la guerre, la Shoah, la déshumanisation urbaine… Avec La Chinoise ou encore Loin du Vietnam, à partir de 1967, la veine politique passe résolument au premier plan et ouvre une décennie de militantisme cinématographique qui tire profit des nouvelles possibilités de la vidéo. Sur la plage, les pavés : le Festival de Cannes, et tous les “professionnels de la profession” se souviennent d'une certaine édition 1968. Co-fondateur avec quelques militants marxistes-léninistes, du groupe Dziga Vertov en 1969, il témoigne, avec cette prédilection pour les chocs visuels et sonores, des nombreux conflits qui déchirent la planète : il filme l'enregistrement d'un chanson des Rolling Stones, Sympathy for the devil, qu'il télescope par exemple avec des images des Black Panthers fusillant des femmes blanches (One plus One) ; il confronte théories et grosse farce autour du procès de huit personnages (Vladimir et Rosa), observe les grèves qui se déclenchent ici ou là, et agitent, parfois jusqu'à la mort, les hommes et leurs idées (Un film comme les autres, Tout va bien…).
Mais il ne s'agit pas de se contenter d'enregistrer les événements. Rien n'importe davantage à Godard que d'accompagner ses témoignages d'une véritable réflexion sur la possibilité même de rendre compte, par l'image, le son, et tout le jeu cinématographique, de tels événements (Le Gai savoir). L'art et la théorie de l'art, encore : en l'occurrence l'idéologie pratique, et la théorie de sa propagation, celle-ci dût-elle le contraindre à émettre de sérieuses critiques sur son propre travail. Ainsi, en 1970, Godard, qui vient avec le groupe de tourner Pravda sur la situation tchécoslovaque au lendemain du Printemps de Prague, ne mâche pas ses mots : “Un tournage soi-disant politique, en fait, du tourisme politique, ni plus ni moins ; des images et des sons enregistrés un peu au hasard : les cadres, les ouvriers, les étudiants, les rapports de production, l'américanisme, le révisionnisme, etc.”. Et de conclure qu'il “a tourné un film politique au lieu de tourner politiquement un film”. L'autosatisfaction n'est pas une règle maison. C'est d'ailleurs cette même réflexion qui le pousse à s'interroger sur la vidéo, ce média à la mode, si simple et si pratique, cette ubiquité à la portée de chacun, qui permet d'être Ici et ailleurs (1976), soit simultanément devant sa télévision en France, et au cœur de la révolution palestinienne. Ce sera tout le travail de l'atelier Sonimage, créé avec Anne-Marie Miéville, que de questionner les rapports entre la vie personnelle et la communication de masse, véhicule des grandes idéologies (Numéro 2, France tour détour deux enfants, Comment ça va ?...).
Sauve qui peut (la vie) (1980), son “deuxième premier film” dit-il, marque un retour à la fiction. Elle l'occupera assez exclusivement, si l'on peut dire s'agissant d'un cinéma ouvert à tous les courants d'air, pendant les dix ans qui viennent. Jacques Dutronc, Nathalie Baye, Isabelle Huppert, Gérard Depardieu, Alain Delon, et même Johnny Hallyday sont de l'aventure, et favorisent son regain d'audience auprès d'un plus large public. Pour autant, le projet global qui l'anime n'est pas moins exigeant : revisiter les grandes figures culturelles et mythologiques occidentales en les confrontant avec le monde moderne. Et c'est Rembrandt, Goya, Delacroix dans Passion (1982), Carmen dans Prénom Carmen (1983), l'Incarnation biblique dans Je vous salue, Marie (1985, film aussitôt censuré), Shakespeare dans King Lear (1987)… Cette “nouvelle Nouvelle Vague” culmine avec deux réalisations tout à fait significatives : en 1987, Soigne ta droite interroge la création elle-même, ce vieux mythe prométhéen. Godard, qui n'a jamais rechigné à “faire l'acteur”, y promène son inimitable dégaine, incarnant le rôle du Prince, “L'Idiot”, chargé de livrer un film le soir même. Trois ans plus tard, c'est Nouvelle Vague précisément, et cette étrange histoire de résurrection associée au mouvement même de la nature.
Et puis ? La boucle est-elle bouclée ? Une œuvre si peu académique s'achèverait-elle sur un finale aussi classique, avec réexposition et cadence majeure ?... Non. Car depuis quelque temps, un autre projet, titanesque, taraude Godard, projet qui mettra près de dix ans à aboutir : donner, sur la base d'anciennes conférences prononcées à Montréal en 1978, une immense épopée de l' (des) Histoire(s) du cinéma. Monté comme d'autres au shaker vous servent d'improbables cocktails, le film confronte archives, témoignages, actualités mais aussi emprunts littéraires, poétiques, philosophiques, références picturales, musicales… Incitation première : la certitude, à tout prendre pas si éloignée de ce qu'un André Breton en disait quelque quarante ans plus tôt dans les Cahiers, que le cinéma, cet incomparable pourvoyeur de mythes modernes, a manqué son rendez-vous avec l'histoire. “L'achèvement s'est fait au moment où on n'a pas filmé les camps de concentration. À ce moment-là le cinéma a totalement manqué son devoir […] Le cinéma aujourd'hui est devenu autre chose qui cherche moins à voir le monde qu'à le dominer”, constate amèrement Godard. Ce que Jean-Michel Frodon analyse de son côté : “la thèse centrale de la recherche de Godard est que le cinéma était fait pour penser, et singulièrement pour penser le XXe siècle, et que le XXème siècle n'en a pas voulu, le cantonnant à d'autres rôles. Histoires(s) du cinéma est une démonstration de comment le cinéma aurait pu être un outil de pensée et, ainsi, de liberté. Et, du même coup, les films se situent, à regrets, hors du cinéma, puisqu'il n'a pas été cela” (Le Monde, 6 octobre 1995). L'ambition politique au sens large, si elle n'a jamais vraiment quitté son cinéma, refait manifestement surface dans cette brillante rétrospective d'un ratage. Elle imprègne également très fortement ses dernières réalisations, depuis Allemagne Année 90 neuf zéro (1991) jusqu'au tout récent Notre musique (2004), dans lesquels il scrute la chute du mur de Berlin ou, plus obsessionnellement encore, le conflit des Balkans (central aussi dans For ever Mozart, en 1996).
On peut se demander longtemps quel pourrait être l'équivalent littéraire de cet écran noir, terrible, qui clôt la tentative d'autoportrait filmique qu'est JLG/JLG (1995). La page blanche ? Elle est toujours à remplir, quand l'autre est à vider ; elle est défaut, lui est excès. À l'intersection exacte de toutes les affections de la vie, le cinéma de Jean-Luc Godard, excessivement sensible comme on dit d'une pellicule, cherche encore comment capter puis rendre toute la complexité d'un monde moderne si enclin à se satisfaire de l'image-choc, de la simplification, de la séparation qui obnubilent la pensée.
Dans Notre musique, justement, en guise d'aveu comique de sa propre insuffisance : “Si vous comprenez ce que je dis, c'est que je me suis mal exprimé”. L'avons-nous vraiment compris ?
(Voir aussi sur excessif.com)
Quelqu'un a-t-il déjà vu un Godard ?... Sérieusement, a-t-on jamais vu ce que montre, tout ce que montre, un film de Godard ?... Sans rire, la question se pose. Car l'expérience à laquelle le cinéma de Jean-Luc Godard oblige dépasse de loin la simple vision d'une œuvre, aussi aboutie soit-elle, dont le sens se fermerait au moment même du générique de fin.
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