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La Boite Alerte
Frédéric Aribit
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Gypsy Caravan
de Jasmine Dellal
À la longue, il arrive qu'on oublie comment rien ne peut rendre aussi exactement, aussi profondément heureux que la musique. Les disques ne suffisent pas. Les concerts sont trop rares. Arrive alors un film et c'est là tout à coup, éclatant d'évidence. Celui que Jasmine Dellal vient de tourner, dans le sillage de cette Gypsy Caravan, sidérante épopée burlesque de cinq groupes tziganes embarqués l'an dernier dans une tournée triomphale aux Etats-Unis, déborde de cette évidence-là : la musique est le bruit même de la joie. Encore faut-il sans doute avoir souffert autant qu'un Tzigane pour être capable d'une joie pareille. Et alors jouer, comme on dit des enfants.
C'est au début des années 90 que Jasmine Dellal, anglaise aux racines indiennes alors installée en Californie, croise sur sa route les premières caravanes Roms. Quand on aime, il faut partir. Elle part. Se lance sur les traces de ce peuple déchiré, aux racines et aux ramifications inextricables. Près de vingt ans plus tard, elle n'en est pas encore revenue. Un premier documentaire, American Gypsy (2000), présenté dans des dizaines de festivals à travers le monde, primé, largement diffusé, la distingue. Pas facile pourtant de filmer ce qui passe, ne dure pas : les moments de grâce de la musique, comme les gens auxquels on s'attache et qui reprennent leur route. Partir. Ailleurs toujours. Spectatrice bouleversée de la première tournée de Gypsy Caravan, elle a l'idée folle de vouloir tenter le pari, et en parle à Albert Maysles, directeur de la photo notamment réputé pour son habileté à filmer la musique live. Réaction enthousiaste. Les rencontres et les amitiés feront le reste. Jasmine Dellal intègre la deuxième caravane qu'elle suit de New York à Miami, d'Austin à San Fransisco.
Quand on aime, donc, il faut filmer. Pas question cependant de se contenter d'enregistrer puis de monter en les juxtaposant de simples morceaux de concert, ceux-ci fussent-ils proprement ébouriffants. Non, trop linéaire, pas assez raccord avec l'état d'esprit qu'elle cherche à capter. Ce proverbe Rom, d'ailleurs, sur lequel s'ouvre le film : “Quand la route est sinueuse, on ne peut pas marcher droit”. Tout est dit. Gypsy Caravan alternera de magnifiques séquences de concert, pleines d'émotion, des séquences tournées dans les loges, avant ou après les prestations, ainsi que des séquences plus intimistes tournées chez les musiciens, en Espagne, en Roumanie, en Inde ou en Macédoine, dans les lieux d'origine même de ces gens qui n'en ont plus. C'est à cette allure cahotante, sensible aux ornières, aux déviations, comme à tous les caprices qui surgissent en chemin, que l'on doit de saisir, par un violent contraste, l'hallucinante odyssée qui s'apparente à celle de tout un peuple. Trop de lumières finit par éblouir, et il y a des farces qui peuvent exploser en larmes. Trop de misère n'en finit pas, et il y a des complaintes déchirantes dont on éclate finalement de rire.
Du Rajasthan, le berceau mythifié, c'est Harish, ce jeune danseur de 30 ans de la troupe Maharaja, l'un des deux seuls hommes à pratiquer, grimmé et vêtu de jupons flamboyants, la “danse des genoux”, et qui a commencé à danser à la mort de son père, alcoolique. C'est aussi Esma Redzepova, de Skopje, la première à oser épouser un Gadjo qui s'est abîmé dans la drogue, sacrée “Reine des Tziganes” en Inde en 1976, trois fois nommée pour le Nobel, dont la vie suffirait à remplir mille romans. Ce sont les roumains du Taraf de Haïdouks ou de la Fanfare Ciocarlia, leurs gueules inouïes, leurs cuivres débraillés et frénétiques qui feraient pâlir toutes les bandas du Sud-Ouest, leur douleur hurlée lorsque meurt Nicolae, le patriarche violoniste de la tribu. C'est enfin Jerez, ses places écrasées sous un soleil vertical, et le martèlement de talon d'Antonio El Pipa, pendant que Juana, la tante analphabète, frappe et frotte las palmas en se déchirant superbement la voix. Bien sûr, pas la peine d'essayer d'imposer quelque cadre que ce soit à cette troupe hirsute, qui brinquebale à travers les Etats-Unis son bonheur d'être, de jouer, de vivre ensemble, en un réjouissant capharnaüm qui soulage un peu de nos quotidiens trop policés. Il faut les voir par exemple improviser une canne à pêche et taquiner le goujon d'un petit plan d'eau qui orne l'entrée du Fine Arts Center, où ils doivent se produire le soir même (intervention immédiate de la police locale). Il faut voir le régisseur de plateau, désemparé, se lancer un soir aux trousses du prochain groupe devant monter sur scène, lequel a décidé, au hasard d'une cigarette qui se prolonge… de se mettre à jouer à l'extérieur de la salle (compter quelques bonnes centaines de spectateurs à l'intérieur). Il faut voir le tubiste de Ciocarlia s'accorder, vieille blague des bois à l'égard des cuivres dans quasiment toutes les harmonies municipales, en attaquant réellement à la scie l'une de ses pompes, sur un coin d'estrade. Le film de Jasmine Dellal fourmille de saynètes qu'un Kusturica n'aurait pas reniées, et qui prennent toute leur saveur sur ce fond de préjugés immémoriaux (la “mauvaise réputation” dont Brassens a tout dit : ici c'est Johnny Deep, en guest, qui ne mâche pas ses mots), ou encore de racisme historique (les exterminations nazies) ou ordinaire (un client terrorisé, dans le livre d'or d'un des hôtels où la troupe s'est arrêtée : “Oh, Jésus ! Délivre-nous des tziganes !”).
Tout cela dans un seul film. Et plus encore : une foi sûre d'elle, qui coexiste avec un amour effréné de cet argent qui manque tellement (”La plus grande création de Dieu, c'est la musique”), l'espoir politique de parvenir prochainement à une fédération des communautés Roms, voire à un Président tzigane… Et la musique, débordante de partout, que la caméra de Jasmine Dellal sait écouter, la plus belle des langues communes pour leur Utopie en marche, et dont ils réinventent ensemble chaque fois l'alphabet.
(Voir aussi, avec des photos, sur excessif.com)
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